mardi 12 février 2013

Dominique Cardon, La démocratie Internet, Promesses et limites


Après avoir retracé la longue gestation d’Internet, à travers son histoire, ses valeurs et ses usages, Dominique Cardon interroge sa dimension politique et démontre comment, en élargissant l’espace public, Internet a révolutionné la nature même de la démocratie. En instaurant de nouveaux protocoles entre information et conversation, Internet se détache des medias de masse et met un terme au traditionnel découpage entre l’espace privé et l’espace public qui garantissait la prédominance des modèles légitimes économiques, culturels et politiques qui se sont développés tout au long du XXe siècle. Il questionne également ses limites avec d’une part, la montée d’un nouveau « capitalisme cognitif » qui voudrait prendre le contrôle de la toile et d’autre part, sous l’effet d’un usage massif, la transposition des inégalités du monde « réel » à la toile, nouvel espace que les fondateurs avaient rêvé libertaire et égalitaire.

Plan
L’ouvrage s’articule autour de quatre chapitres.

 

Chapitre 1 - L’esprit d’Internet


L’auteur nous plonge dans les racines de la création d’Internet nous permettant de mieux appréhender ses valeurs fondatrices – échange et coopération - qui ont conduit au développement du réseau, conçu comme un espace émancipé de la société « réelle ». Il nous alerte également sur les dérives du « capitalisme cognitif » (p.33) qui, en épousant les mêmes idéaux, a développé de nouvelles formes de monopole (ex : Google).

 

Chapitre 2 - L’élargissement de l’espace public


Internet a profondément transformé la démocratie en créant un espace où tous les citoyens ont la parole. Sortie du cadre normé des médias traditionnels, celle-ci n’est plus l’apanage des élites. Chacun peut par ailleurs exprimer sa singularité (mise en scène de soi, de ses qualités et de ses compétences) entraînant une porosité entre espace public et espace privé.

 

Chapitre 3 – Le web en clair-obscur


L’auteur développe ici ce qu’il estime être un des aspects les plus originaux de la transformation qu’apporte Internet à l’espace public : la mise en mémoire des conversations « babil souvent insignifiant » (p.53). Il montre comment les personnes, en particulier celles dotées d’un plus faible « capital culturel » (p.29) n’hésitent plus à afficher leurs différentes facettes identitaires (amicales, familiales, professionnelles) s’émancipant des conventions et comment s’opère toutefois un contrôle social du fait de l’intériorisation des règles de déontologie.

 

Chapitre 4 – La forme politique d’Internet


Enfin, le dernier chapitre s’attache à expliquer comment s’auto-organise ce nouvel espace politique qu’est Internet : naissance et déroulement des débats, mise en place des procédures décisionnelles au sein des grands collectifs, modes de participation aux échanges, tentatives des partis politiques pour entrer dans la conversation…. Pour l’auteur, des régulations naturelles s’y opèrent et garantissent les principes d’égalité, de liberté et de coopération revendiqués. 

Analyse

En se démocratisant, le monde utopique d'Internet se met sous tension !

Internet, un espace qui estompe les frontières et libère la parole


  • Internet est beaucoup plus qu’un media traditionnel qui fournirait une extension  d’audience. Il abolit les frontières entre lecteurs et rédacteurs permettant à l’internaute d’être amené tout à tour à s’informer ou produire de l'information et des connaissances. Il élargit son rôle de récepteur à celui d’émetteur et rétablit les rapports de force entre lecteurs et rédacteurs légitimes  (journalistes, politiques, experts…).
  • La parole publique, encadrée dans les medias traditionnels selon un schéma hiérarchique vertical, en haut duquel se trouvent les élites s’est libérée sur Internet, intégrant un espace horizontal où chacun peut s’exprimer librement, en toute subjectivité. L’absence de modération des propos ou la modération à posteriori symbolise ce changement de paradigme d’un public désormais émancipé arraché à son rôle de simple « audience », et « rend plus transparentes les coulisses de la vie sociale » (p.99).
  • Enfin, Internet laisse aux internautes le choix de donner ou pas de la visibilité à ce qu’ils jugent relever de la vie privée, abolissant ainsi la frontière avec ce qui relève de la vie publique. Contrairement aux premiers initiés qui évoluaient anonymement sur Internet, les internautes d’aujourd’hui défont progressivement la "contrainte de distanciation"(p.30) laissant le quotidien envahir la toile.

Risques et effets pervers de la massification des usages


Le succès grandissant d’Internet suscite l’intérêt des medias traditionnels et la convoitise des entreprises qui investissent la toile et déploient des stratégies pour organiser leur visibilité dans les moteurs de recherche. Une hiérarchisation des contenus se redessine en fonction de logiques commerciales avec pour risque de favoriser les contenus à plus forte audience.
On est passé du rêve d'un monde virtuel indépendant à celui d'un monde entrelacé à la vie quotidienne qui reproduit les différences sociales, et au sein duquel se manifestent les mêmes communautarismes que dans la vie réelle. Tous les acteurs sur Internet n’ont pas le même poids. Autorité, compétence technique et niveau d’engagement risquent de « laisser sur le bord de la route les silencieux et les non-connnectés » (p. 100)

Des internautes bien ancrés dans la réalité, qui font finalement acte de résistance…


Si les institutions et les entreprises rêvent de créer des communautés de marque sur Internet, les internautes restent difficilement mobilisables : les "communautés sur internet se présentent plutôt comme le résultat d’un ensemble d’actions individuelles qui, initialement n’étaient pas, ou peu guidées par un sentiment collectif" (P.81). Les liens entre les internautes restent faibles sauf s’ils existent dans la vie réelle. L’outil n’est pas une fin en soi mais un moyen.

La plupart des débats organisés en ligne rencontrent un succès limité. « La demande de participation se conçoit plus souvent comme une expérimentation sans chercher à entrer dans les débats chapeautés par les institutions, mais à organiser  des zones d'expertise ou de discussion à côté des institutions, voire contre elles ». Ce qui montre la volonté d’autonomie des internautes et de mener le débat.

Conclusion/analyse critique

Il est bien difficile de formuler une critique après la lecture de cet ouvrage aussi richement condensé et argumenté. Je relèverais toutefois trois points :

  • Un manque de clarté quant à la gouvernance d’Internet. Si elle s’explique par sa complexité bien qu’il existe un certain nombre d’acteurs désignés pour définir et perfectionner une coordination mondiale, comme l’explique Carlos Afonso[1], le fait qu’elle apparaisse en filigrane à plusieurs reprises tout au long de l’essai sans être définie pose question. Cardon, par exemple, explique (p. 42) « dans un esprit proche du premier amendement de la constitution Américaine, Internet refuse toute politique paternaliste ». De qui parle-t-il ? Cette personnalisation de l’outil coupée d’une réalité insaisissable alimente encore davantage l’image nébuleuse du réseau des réseaux.
  • Cardon ne fait à aucun moment référence aux graves dérives de la toile, tout à sa thèse de la démocratie Internet. Internet devient pourtant un terrain d’expression pour le crime et la délinquance (pornographie enfantine, fraude...). Une réflexion éthique mériterait ici d’être engagée pour questionner les valeurs sur lesquelles il serait souhaitable que la communauté humaine s’entende, entre liberté (laisser faire) et dignité (protéger les plus faibles) ?
  • Enfin, d’autres chercheurs comme F.Rebillard (2007), P.Breton (1997), A.Mattelard (1999) ou P. Flichy (1997) « repèrent comment la diffusion des techniques et réseaux de communication a donné naissance à des représentations du monde fortement empreintes de déterminisme technologiste, qui prédisaient le chaos […] ou la paix sociale » (Stenger & Coutant, 2010).

Parmi les citations clefs à retenir

" Internet a inventé des formes inédites de partage du savoir, de mobilisation collective et de critique sociale"p.8

 « Internet est un instrument de lutte contre l’infantilisation des citoyens dans un régime qui est censé leur confier le pouvoir. En ce sens, le web incarne l’avenir de la démocratie » p.100

 « La captation de l’attention des internautes est au cœur de la compétition que se livrent les acteurs traditionnels de l’espace public et les nouveaux conglomérats du numérique » p.101

Dominique Cardon est sociologue au Laboratoire des usages d’Orange Labs et chercheur associé au Centre d’études des mouvements sociaux (CEMS/EHESS). Ses travaux portent sur les relations entre les usages des nouvelles technologies et les pratiques culturelles et médiatiques. Il s’intéresse aux transformations de l’espace public sous l’effet des nouvelles technologies de communication. Ses recherches récentes portent sur les réseaux sociaux de l’Internet, les formes d’identité en ligne, l’auto-production amateur et l’analyse des formes de coopération et de gouvernance dans les grands collectifs en ligne. Il a dirigé la publication de deux numéros spéciaux de la revue Réseaux et publié divers ouvrages et articles, parmi lesquels :

Ouvrages
Dominique CARDON. 2009. Sociogeek, identité numérique et réseaux sociaux.
Fyp éditions, Coll. la Fabrique des possibles, 96 p.
Dominique CARDON, Fabien GRANJON. 2010. Les Médiactivistes.
Presses de Sciences Po, Coll. Contester n°9, 147 p. 

Articles
«La production de soi comme technique relationnelle. Un essai de typologie des blogs par leurs publics » Réseaux, 2006, n°138, p.15-71
«Les réseaux de relations sur Internet : un objet de recherche pour l’informatique et les sciences sociales », Humanités numériques 1. Nouvelles technologie cognitives et épistémologie, Lavoisier 2007, p.147-164
«Réseaux sociaux de l'Internet» Réseaux, n° 152, 2008/6, p.7-17
«Sociabilités et entrelacement des médias », Nouvelles technologies et modes de vie. Aliénation ou hyper-modernité ?, Éditions de l’Aube, 2005, p.99-123
«Web 2.0 »Réseaux, n° 154, 2009/2, p.9-12
«Web participatif et innovation collective », Hermès, n°50, 2008, p.77-82


[1] Enjeux de mots : regards multiculturels sur les sociétés de l’information. Ce livre, coordonné par Alain Ambrosi, Valérie Peugeot et Daniel Pimienta a été publié le 5 novembre 2005 par C & F Éditions.

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